Portrait d'Alof de Wignacourt





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Portrait d'Alof de Wignacourt


Michelangelo Merisi da Caravaggio - Portrait of Alof de Wignacourt - WGA04184.jpg

Portrait d'Alof de Wignacourt







































Artiste

Caravage
Date

vers 1607[1]
Type

PortraitVoir et modifier les données sur Wikidata
Technique

Huile sur toile
Dimensions (H × L)

194 × 134 cm
Mouvement

BaroqueVoir et modifier les données sur Wikidata
Collection

Département des peintures du musée du LouvreVoir et modifier les données sur Wikidata
N° d’inventaire

INV 57[2]
Localisation

Musée du Louvre, Paris



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Le Portrait d'Alof de Wignacourt est un tableau de Caravage peint vers 1607 et conservé au musée du Louvre à Paris.


Au moment où il peint ce tableau, le peintre lombard est en fuite : après avoir précipitamment quitté Rome où il a commis un meurtre, puis trouvé refuge à Naples, il décide peu après de s'embarquer pour l'île de Malte afin d'y rejoindre l'ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem qui y tiennent place forte contre les troupes du sultanat ottoman. Le portrait représente Alof de Wignacourt, qui est alors grand maître de l'Ordre et qui témoigne d'une grande satisfaction devant la représentation que Caravage fait de lui, au point de l'élever rapidement au rang de « chevalier de grâce ». Ce portrait s'insère dans un courant traditionnel de représentation du pouvoir militaire, surtout influencé par l’œuvre de Titien ; Caravage y apporte toutefois sa touche personnelle à travers une facture d'inspiration autant lombarde que vénitienne. Il adapte sa composition en dépouillant son sujet de bon nombre d'attributs symboliques traditionnels et en y ajoutant un jeune page qui en modifie l'équilibre et établit un contact direct avec le spectateur.


Le tableau quitte rapidement l'île de Malte pour la France où il intègre les collections du roi Louis XIV dès 1670 ; il passe ensuite directement des collections royales vers celles du musée du Louvre où il est désormais exposé après avoir subi des restaurations délétères au XVIIIe siècle.




Sommaire






  • 1 Contexte


    • 1.1 Caravage à Malte


    • 1.2 Alof de Wignacourt




  • 2 Description


  • 3 Parcours du tableau


    • 3.1 De Malte à Paris


    • 3.2 Une restauration problématique




  • 4 Analyse


    • 4.1 Références antérieures


    • 4.2 Choix artistiques




  • 5 Influence


  • 6 Historiographie


  • 7 Notes et références


    • 7.1 Notes


    • 7.2 Références




  • 8 Bibliographie


  • 9 Annexes


    • 9.1 Articles connexes


    • 9.2 Liens externes







Contexte |



Caravage à Malte |



Portrait au crayon d'un homme brun en buste à la chemise blanche


Caravage fuit Rome en 1606 pour trouver refuge à Naples, puis repart très vite pour l'île de Malte.
Portrait par Ottavio Leoni (v.1621). Bibliothèque Marucelliana, Florence.



Troupe armée, arborant les insignes de la croix de Malte blanche sur fond rouge, se dirigeant vers un fort militaire,


Philippe de Villiers de l'Isle-Adam prend possession de l'île de Malte, le 26 octobre 1530 par Berthon (1839). Salles des Croisades, palais de Versailles.


L'ordre de Saint-Jean de Jérusalem est installé sur l'île de Malte depuis 1530 à la suite de la décision de l'empereur Charles Quint de lui confier la garde de cette île stratégique, après son éviction de Rhodes en 1522 par les Ottomans[3]. Les chevaliers de l'Ordre fortifient l'île et reprennent leur guerre de harcèlement en Méditerranée contre les forces ottomanes, tant et si bien que le sultan Soliman le Magnifique décide d'en venir à bout en attaquant Malte en 1565[4]. Mais la résistance des chevaliers est telle que le siège doit être levé après quelques mois : c'est une victoire prestigieuse pour l'Ordre et plus généralement pour les forces chrétiennes, qui enregistrent une autre grande victoire six ans plus tard à la bataille de Lépante. L'enthousiasme est alors à son comble dans l’aristocratie chrétienne d'Europe : par centaines, de jeunes nobles partent pour Malte afin d'y être faits chevaliers et d'y trouver la gloire[5].


Est-ce cette quête de gloire qui, quarante ans plus tard, pousse Caravage à quitter le continent pour cette île si distante et désolée ? Ses biographes n'ont pas de certitude à ce sujet. Il est établi qu'en 1606, il quitte précipitamment Rome après avoir tué un homme en duel et se réfugie à Naples ; et c'est donc moins d'un an après qu'il repart pour Malte, alors même que ses œuvres font déjà sensation à Naples — dont il est devenu le peintre phare[6] — et que les négociations pour obtenir sa grâce sont déjà bien entamées[5]. Il est possible qu'il se sente vulnérable à Naples, à la merci d'un chasseur de primes qui pourrait le remettre aux autorités papales ; il peut aussi être intéressé par les projets d'embellissement de la cathédrale Saint-Jean conçus par le grand maître Alof de Wignacourt[7] ; il est également possible qu'il soit attiré par la perspective et l'honneur de devenir chevalier, lui qui est issu d'une famille de très simple extraction — et qui plus est, chevalier d'un ordre au prestige alors considérable[5]. Cette attirance est d'autant plus vraisemblable que bon nombre de peintres contemporains et concurrents de Caravage obtiennent assez aisément le titre de « chevalier du Christ » sous le pontificat de Clément VIII, à condition d'avoir exécuté pour le pape d'importantes commandes[8].


Il embarque donc à l'été 1607, mais non sans appui car l'accès à l'île ne se fait pas sans autorisation du grand maître : il bénéficie peut-être du soutien de deux cousins de la famille Giustiniani (qui, à Rome, collectionnait avec acharnement les œuvres du jeune peintre)[9]. Peut-être aussi jouit-il de l'appui du banquier Ottavio Costa qui lui a déjà acheté son second Souper à Emmaüs et dont la femme a pour oncle Ippolito Malaspina, figure centrale de l'ordre de Saint-Jean et très proche du grand maître[9]. Enfin, il est permis d'imaginer que Costanza Colonna, la femme du marquis de Caravaggio, agit encore une fois en sa faveur pour le faire accepter parmi les chevaliers de Malte afin de laver sa réputation et de pouvoir envisager un avenir plus riant, comme cela a pu se passer peu de temps auparavant pour son propre fils Fabrizio Sforza Colonna[10]. Le 12 juillet 1607, Caravage débarque donc au port de La Valette[11].



Alof de Wignacourt |




Interprétation du visage d'Alof de Wignacourt d'après Caravage, par le graveur français Jean-François Cars (v.1725).


Article détaillé : Alof de Wignacourt.

En tant que grand maître de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, Alof de Wignacourt règne en souverain absolu sur l'île de Malte : il ne répond de ses décisions qu'au pape[12]. Il est soumis aux vœux de pauvreté et de célibat, au même titre que tous les chevaliers de Malte, ce qui ne l'empêche pas de mener grand train au palais du grand maître et de s'entourer de toute une cour de jeunes pages, la fine fleur de l'aristocratie européenne[12]. Son règne est l'un des plus longs de toute l'histoire de l'Ordre : il dure plus de vingt ans, de 1601 à 1622[13].


Pour pouvoir devenir chevalier sans être de noble extraction, ce qui est le cas de Caravage, il est nécessaire d'obtenir l'accord du grand maître. Mais en 1607, la procédure est encore compliquée par la récente décision de Wignacourt d'interrompre la remise du titre de chevalier aux roturiers[14] ; il doit donc solliciter du pape une dérogation exceptionnelle afin de pouvoir conférer ce titre — et a fortiori lorsqu'il s'agit de traiter le cas d'un condamné à mort par contumace[15]. Il entame des discussions en décembre 1607 par le biais de son ambassadeur à Rome ; puis il formalise sa demande en février 1608, demande à laquelle le pape Paul V répond favorablement dans la semaine qui suit[14], bien que la demande de Wignacourt ne révèle pas le nom de l'intéressé mais signale tout de même qu'il s'est rendu coupable d'un homicide lors d'une rixe[16],[a].


C'est donc un considérable intérêt que porte le grand maître à ce jeune peintre, pour lequel il est prêt à demander des autorisations spéciales afin de « ne pas le perdre », pour reprendre les termes de sa requête au Pape. Son intérêt porte évidemment sur les talents de peintre de Caravage, qui s'emploie à développer son art auprès de divers dignitaires comme Malaspina, Martelli et jusqu'à atteindre le grand maître en personne vers novembre ou décembre 1607 : celui-ci se montre si ravi de son portrait qu'il décerne aussitôt à son auteur la croix de l'ordre de Saint-Jean[18]. Wignacourt est sans doute conscient de l'occasion unique qui lui est offerte, car Malte est alors une sorte de désert artistique où il est extrêmement difficile d'attirer des peintres de renom ; si le fameux Caravage choisit de venir sur l'île de son plein gré, il est certainement stratégique de tout faire pour l'y accueillir et l'y maintenir[19]. Le peintre obtient ainsi ce qu'il recherchait : il est fait « chevalier de grâce, dispensé de preuves et de vœux »[20].



Description |


Le portrait dépeint deux personnages côte à côte : le grand maître Alof de Wignacourt, accompagné d'un petit page. Wignacourt occupe l'essentiel de l'espace du tableau. Il ne porte pas l'habit monastique, contrairement à Antonio Martelli dans son portrait que Caravage réalise à la même période[21] : debout, fermement campé sur ses jambes, il tient à deux mains le bâton qui symbolise son rôle de commandant militaire et son regard porte vers la gauche et le lointain, comme il sied à un condottiere[22]. Rayonnant d'autorité[23], il pose en armure d'apparat damasquinée noire et or, d'où ressort un simple col blanc. Il porte l'épée au côté, dont seul le pommeau est visible. En dépit de sa pose martiale, il arbore une expression d'une grande vitalité[24] et éminemment sereine : Berenson évoque à son sujet « une attitude et une expression de virilité bienveillante[22] ». L'armure qu'il porte est d'un type milanais déjà ancien, qui remonte au milieu du XVIe siècle[25] : cet anachronisme délibéré renvoie au passé glorieux de l'Ordre, et tout particulièrement à l'épisode du Grand Siège en 1565[21]. L'armure ainsi représentée, qui n'appartient donc pas réellement à Wignacourt, pourrait être la même que celle de Jean de Valette[26]. Selon Bellori, le portrait est d'abord exposé à l'Arsenal où se trouve un portrait de Valette portant le même type d'armure : c'est là une bonne occasion de souligner le lien qui unit Wignacourt à son glorieux prédécesseur[21]. Un autre tableau de l'Arsenal reprend d'ailleurs la même armure dite « de gendarme »[27], mais cette fois arborée par le commandeur Jean-Jacques de Verdelain[28],[b].


Le page à ses côtés, tout juste un adolescent de onze ou douze ans[23], porte son heaume empanaché ainsi que son manteau frappé de l'emblème de l'ordre ; il porte sur son pourpoint noir une croix de Malte argentée et fixe le spectateur[23] — ou bien le peintre. L'identité du page n'est pas connue, mais selon l'hypothèse de Maurizio Marini il pourrait s'agir d'Alessandro Costa, le fils du banquier Ottavio Costa qui est un grand amateur des tableaux de Caravage[23] : le jeune garçon est en effet arrivé sur l'île dans la même flottille que celle du peintre, pour rejoindre la cour de pages de Wignacourt[21]. Contrairement à l'armure de Wignacourt, qui est quelque peu datée, l'adolescent est habillé à la mode de son temps, soit la période 1600-1610[31].


L'arrière-plan du tableau, seulement esquissé[23], est sombre mais de façon non uniforme ; l'alternance entre les zones très sombres et les emplacements plus lumineux, aux teintes de bronze, peuvent faire penser à une scène saisie au coucher du soleil[30]. La présence physique du grand maître est soulignée par l'ombre portée sur le mur du fond[23].



Parcours du tableau |



De Malte à Paris |





John Evelyn, mémorialiste anglais, fournit en 1644 le premier témoignage connu de la présence du portrait à Paris. Tableau de Godfrey Kneller, 1689.


En 1642, Baglione est le tout premier à mentionner l'existence à Malte d'un tableau de Caravage représentant le grand maître[22]. Puis Bellori fait état de deux portraits, l'un assis et l'autre debout, en armure : il précise que ce dernier se situe dans l'Arsenal de Malte[22]. Cette affirmation date de 1672, et pourtant le portrait a déjà quitté l'île de Malte pour la France dès le milieu du XVIIe siècle : Wignacourt a pu choisir de le vendre pour s'en débarrasser très vite au vu de la disgrâce où est tombé Caravage ; ou bien décide-t-il de l'emporter avec lui lorsqu'il se rend en France dans les années 1620[32]. Quoi qu'il en soit, le mémorialiste anglais John Evelyn atteste sa présence à Paris en mars 1644[32]. Le tableau fait à ce moment partie de la collection de Roger du Plessis-Liancourt, duc de La Roche-Guyon : Evelyn note sa présence parmi une quantité d’œuvres d'art italiennes, dans l'hôtel du duc alors situé rue de Seine[33] mais désormais disparu[34],[c].


Le portrait est racheté pour les collections du roi Louis XIV en 1670[2], pour la somme de 14 300 livres[22] ; à cette occasion il est ainsi décrit : « un portrait d'un grand-maistre de Malte faict par Michel Lange[d] ». La somme est versée aux sieurs Vinot et Hoursel : Hoursel, un amateur d'art très éclairé, est alors le premier secrétaire du duc de la Vrillière ; on ignore cependant comment le tableau est parvenu jusqu'à lui[27]. La présence du portrait est attestée au Louvre lorsqu'il devient musée en 1793 : il a déjà subi d'importants dommages lors d'une restauration malheureuse[32].


De nos jours, le tableau est toujours visible au musée du Louvre, parmi les peintures italiennes de la Grande Galerie de l'aile Denon, en compagnie de deux autres œuvres du même peintre : La Mort de la Vierge et La Diseuse de bonne aventure[2].



Une restauration problématique |


Le Portrait d'Alof de Wignacourt est rentoilé en 1751, puis il subit une restauration par un certain Godefroid entre 1783 et 1786[36]. Les dommages occasionnés par le rentoilage sont surtout visibles sur le fond ainsi que du côté du page : sur ses mains, ses jambes et ses pieds[32]. L'historien de l'art Alfred Moir qualifie ces dégâts d'« irréparables[32] » et son collègue Gérard-Julien Salvy parle d'une intervention « désastreuse[37] ». En 1793, le restaurateur Picault, cité par André Berne-Joffroy, estime pour sa part que le tableau est « perdu sans ressources[e] » et incrimine notamment l'usage de fers chauds lors du rentoilage : « cette opération, explique-t-il, aplatit la touche du maître, lisse les tableaux et anéantit tout à la fois et leur beauté et leur valeur, etc. »[39]. Ces importants dommages poussent en 1953 l'historien de l'art Roger Hinks à penser que le visage de Wignacourt a pu être repeint d'une autre main que celle de Caravage ; mais cette hypothèse n'est pas reprise par la suite, tant la manière de Caravage y apparaît de façon typique[36]. L'attribution à Caravage fait désormais l'objet d'un consensus complet parmi les spécialistes du peintre, qui y retrouvent ses marques de fabrique habituelles : ténébrisme, palette composée de brun et de rouge, mise en valeur de l'homme plus que de sa fonction, et sources d'inspiration venues d'Italie du Nord[26].



Analyse |



Références antérieures |



Un homme barbu se tient debout, en armure

La composition du portrait de Wignacourt renvoie à une tradition vénéto-lombarde.
Portrait de Pase Guarienti attribué à Brusasorci (1556). Musée de Castelvecchio, Vérone.


Le portrait est peint dans la grande tradition des portraits en pied de chefs de guerre en armure[23]. Titien est une source d'inspiration incontournable pour ce genre : Caravage se tient visiblement aux conventions établies par le Vénétien dans son Portrait de Philippe II, ce qui correspond probablement au souhait du commanditaire[8]. Par ailleurs, pour le traitement de l'armure, Titien a établi avec son Portrait du duc d'Urbin une base de référence[30]. Le portrait du marquis del Vasto que Titien réalise vers 1540 montre que la présence d'un page n'est pas une innovation de Caravage car des peintres vénitiens et lombards (comme Giulio Campi) ont fait ce choix auparavant ; néanmoins, en ce début de XVIIe siècle, c'est un élément devenu beaucoup plus rare et qui peut s'expliquer par l'habitude du grand maître Wignacourt de s'entourer de petits pages[22].


Le format du tableau avec ce portrait en grandeur nature et de plain-pied renvoie aussi à une tradition vénéto-lombarde. Sa composition s'approche de celle du Portrait de Pase Guarienti en 1556, qui est attribué à Domenico Brusasorci après avoir longtemps été donné à Véronèse[22],[f], ou encore du Portrait de Marcantonio Colonna[41] peint par Scipione Pulzone en 1557[42],[g].




Choix artistiques |



Portrait en demi-figure d'un homme barbu vêtu d'un habit noir frappé de la croix de Malte

Les choix opérés par Caravage dans le Portrait d'Alof de Wignacourt sont radicalement différents de ceux visibles dans le Portrait d'Antonio Martelli, qui lui est pourtant contemporain.


Par comparaison avec le portrait de Fra Martelli, lui aussi chevalier de Malte et haut dignitaire de l'Ordre, le portrait de Wignacourt apparaît plus raide, moins audacieux, moins introspectif : peut-être est-ce d'ailleurs un reflet de l'image que le grand maître renvoie de lui-même[21],[h]. Son regard porte sur le côté, vers l'avenir qu'il observe avec vigilance, lui dont la fonction est de défendre les frontières de la chrétienté contre l'Islam[21]. Cette posture d'autorité est contrebalancée par l'humble apparence du page qui entre en scène par la droite, l'air vif et curieux ; selon les canons des portraits officiels, sa jeunesse représente l'innocence à laquelle s'oppose la sagesse de l'âge. Le contraste se joue également entre l'autorité énergique de Wignacourt et la timidité du page[8], ainsi qu'entre le brillant du métal de l'armure et la souplesse de l'habit que porte le jeune garçon, qui est cerné de tons rouges et chaleureux[26].


Mais le critique Andrew Graham-Dixon note que sa présence ajoute aussi à la scène un frisson d'érotisme, et que l'intérêt évident qui est porté au jeune garçon menace même tout l'équilibre de la composition[18]. Le regard qu'il dirige vers le spectateur le fait apparaître comme un intermédiaire entre celui-ci et le personnage du grand maître, suggérant ainsi une impression de distance[23].


Bien que l'apparence de Wignacourt soit quelque peu embellie (sa tête tournée laisse dans l'ombre une grosse verrue qu'il porte sur la joue gauche), Caravage rejette les artifices habituels des portraits en majesté : intime et sobre, ce portrait s'inspire davantage de maîtres lombards comme Moretto ou Moroni et annonce déjà les œuvres de Vélasquez pour Philippe IV et la cour des Habsbourg d'Espagne[45]. C'est à cette même référence que pense Matteo Marangoni, non pas pour Wignacourt mais pour son page, dans sa monographie de Caravage publiée en 1922, au moment où la critique européenne « redécouvre » l'artiste : « Si la figure du Grand Maître est encore très cinquecento, celle, très belle, du petit page respire l'air des temps nouveaux, et annonce très directement Vélasquez »[46].



Influence |



Peinture d'un très jeune enfant blond en habit noir, portant une grande épée dans les bras


L'Enfant à l'épée de Manet (1861) pourrait avoir été inspiré par le page de Caravage. Metropolitan Museum of Art, New York.


Plusieurs adaptations du tableau — et non pas des copies — existent à Malte, à l'église Notre-Dame-de-la-Victoire : l'une (datée du XVIIe siècle[22]) ne présente que Wignacourt, sans le page ; l'autre intègre un paysage[47]. Le musée de Chambéry abrite une copie du XIXe siècle mais dans un format très réduit[47]. Le tableau marque de nombreux artistes français, du fait de la présence très précoce de l’œuvre à Paris. Nombreux sont ceux qui en effectuent des copies ou des gravures, de Nicolas de Larmessin avec sa gravure inversée[48] au XVIIIe siècle jusqu'à Delacroix ou Manet au XIXe siècle[49]. D'ailleurs, L'Enfant à l'épée de Manet pourrait s'inspirer de la figure du petit page[36].



Historiographie |


La toute première mention du tableau dans une publication est celle qu'en fait Baglione, lorsqu'il précise qu'il existe deux portraits de Wignacourt (l'un debout, l'autre assis) ; puis cette mention est reprise telle quelle par Bellori au XVIIe siècle, Baldinucci puis Susinno au début du XVIIIe siècle. Ce n'est d'ailleurs qu'au XVIIIe siècle que l'association est clairement établie entre le portrait du Louvre de la main de Caravage et l'identité du grand maître qui y est représenté[50]. Malgré tout, des interrogations se poursuivent jusqu'au XXe siècle comme en témoigne la recherche de Maurice Maindron dont l'expertise en armures lui permet de confirmer que le personnage représenté est bien Wignacourt — et qui concède aussi l'attribution du tableau au Lombard, mais du bout des lèvres[51]. André Berne-Joffroy fait de l'étude de Maindron un cas d'école pour montrer à quel point le style de Caravage est encore fort mal compris à cette époque et complique donc les questions d'attribution[52].


L'attribution du portrait à Caravage pose en effet toujours quelques questions chez les historiens de l'art au cours du XXe siècle, surtout parce que Roberto Longhi, pourtant spécialiste incontesté de l’œuvre du Lombard, ne lui accorde jamais la paternité du tableau : « Je crois nécessaire, écrit-il, de mettre en quarantaine cette très ancienne et fameuse attribution[53]. » Denis Mahon trouve également son attribution d'abord douteuse à cause de son mauvais état de conservation, avant de le rendre tout de même à Caravage[54]. Par la suite, de façon unanime, les experts identifient bien une œuvre de Caravage[54]. Berne-Joffroy maintient néanmoins que compte tenu de son piètre état consécutif à la malheureuse restauration du XVIIIe siècle, il serait préférable de retirer l’œuvre du catalogue de l'artiste lombard, pour des raisons avant tout méthodologiques[55].



Notes et références |



Notes |





  1. La requête au pape ne tarit pas d'éloges sur les vertus de cette personne anonyme que le grand maître entend honorer de l'habit de chevalier : « Ma presentandocisi ora occ(asio)ne di poter acquistare al serv(iti)o della Relig(ion)e n(ost)ra una persona virtuosiss(im)a e di honoratiss(i)me q(u)alità, e costumi e che tenghiamo per ser(vito)re n(ost)ro par(ticola)re per non perderlo desideriamo in estremo di consolarlo con darli l'Abito di Cav(alie)re del Gran M(aest)ro(…). » Wignacourt prend là une lourde responsabilité[17].


  2. Le musée de l'Arsenal expose de nos jours cette armure, en l'attribuant précisément à Verdelain[29].


  3. Le Journal de John Evelyn est disponible en ligne : il y raconte sa visite auprès du duc, et note la présence du portrait d'« un cavalier de Malte assisté de son page », portrait attribué à « Michelangelo » (Merisi). « 1st March, 1644. I went to see the Count de Liancourt's Palace in the Rue de Seine (…) in the Hall, [was] a Cavaliero di Malta, attended by his page, said to be of Michael Angelo(…) » [35]


  4. Le Caravage s'appelait initialement Michelangelo Merisi.


  5. Perdu « sans ressource » est à entendre dans le sens d'« irrémédiablement, définitivement »[38].


  6. Des auteurs maintiennent toutefois l'attribution de ce portrait à Véronèse, comme Sebastian Schütze[40].


  7. Cette piste du portrait de Colonna servant de prototype est particulièrement suivie par Maurizio Calvesi[43].


  8. Si l'atmosphère des deux tableaux est radicalement différente, la ressemblance est frappante entre les visages des deux chevaliers : non sans une pointe d'ironie, l'historienne de l'art Sybille Ebert-Schifferer s'interroge sur « la ressemblance des portraits de Caravage »[44]




Références |




  1. Ebert-Schifferer 2009, p. 296.


  2. a b et cNotice no 14284, base Atlas, musée du Louvre


  3. Graham-Dixon 2010, p. 359.


  4. Graham-Dixon 2010, p. 360.


  5. a b et cGraham-Dixon 2010, p. 361.


  6. Schütze et Taschen 2015, p. 192.


  7. Gianni Papi, « Biographie », dans Mina Gregori, Caravage, Gallimard, 1995.


  8. a b et cEbert-Schifferer 2009, p. 215.


  9. a et bGraham-Dixon 2010, p. 363.


  10. Graham-Dixon 2010, p. 364.


  11. de Anna 2012, p. 22.


  12. a et bGraham-Dixon 2010, p. 369.


  13. de Anna 2012, p. 33.


  14. a et bSchütze et Taschen 2015, p. 194.


  15. Graham-Dixon 2010, p. 370 ; 374.


  16. de Anna 2012, p. 57.


  17. de Anna 2012, p. 57.


  18. a et bGraham-Dixon 2010, p. 374.


  19. Graham-Dixon 2010, p. 376.


  20. Les « preuves » renvoient aux preuves de noblesse. Voir Claire Éliane Engel, Les Chevaliers de Malte, Les Presses Contemporaines, 1972, 354 p. (lire en ligne), p. 65.


  21. a b c d e et fGraham-Dixon 2010, p. 373.


  22. a b c d e f g et hGregori 1995, p. 328.


  23. a b c d e f g et hSchütze et Taschen 2015, p. 193.


  24. Jones 2004


  25. Ebert-Schifferer 2009, p. 216.


  26. a b et cPuglisi 2005, p. 284.


  27. a et bMaindron 1908, p. 246.


  28. Maindron 1908, p. 244.


  29. (en) « Suit Armour of Grand Commander [[Jean Jacques de Verdelain]] », sur Google Arts & Culture.


  30. a b et cJones 2004.


  31. Maindron 1908, p. 341.


  32. a b c d et eMoir 1994, p. 36 (hors-texte).


  33. Salvy 2008, p. 242.


  34. « XIV – Hôtel de La Rochefoucauld-Liancourt », sur Centre André Chastel - laboratoire de recherche en histoire de l'art.


  35. John Evelyn, « The Diary of John Evelyn », sur Projet Gutenberg, p. 54.


  36. a b et cGregori 1995, p. 330.


  37. Salvy 2008, p. 244.


  38. « Dictionnaire : neuvième édition (ressort à rimbaldien) », sur Académie Française, p. 2.


  39. Berne-Joffroy, Bonnefoy et Brejon de Lavergnée 2010, p. 581.


  40. Schütze et Taschen 2015, p. 193.


  41. (en) « Marcantonio II Colonna », sur Wikimedia Commons.


  42. Schütze et Taschen 2015, p. 193; 204.


  43. (en) John Varriano, Caravaggio: The Art of Realism, Pennsylvania State University Press, 2006, 18 p. (ISBN 9780271027180, présentation en ligne, lire en ligne), p. 91.


  44. Ebert-Schifferer 2009, p. 216.


  45. Puglisi 2005, p. 286.


  46. (it) Matteo Marangoni, Il Caravaggio, Florence, Battistelli, 1922. Cité par André Berne-Joffroy dans Berne-Joffroy, Bonnefoy et Brejon de Lavergnée 2010, p. 298.


  47. a et bScaletti 2015, p. 182.


  48. (en) « Portrait of Alof de Wignacourt, Grand Master of the Order of Malta », sur Harvard Art Museums.


  49. « L'hebdo des ventes aux enchères », sur La Gazette Drouot.


  50. Gregori, Salerno, Spear et al. 1985, p. 328.


  51. Berne-Joffroy, Bonnefoy et Brejon de Lavergnée 2010, p. 124.


  52. Berne-Joffroy, Bonnefoy et Brejon de Lavergnée 2010, p. 125.


  53. Berne-Joffroy, Bonnefoy et Brejon de Lavergnée 2010, p. 452, 646.


  54. a et bGregori, Salerno, Spear et al. 1985, p. 330.


  55. Berne-Joffroy, Bonnefoy et Brejon de Lavergnée 2010, p. 582.



Bibliographie |




  • André Berne-Joffroy, Yves Bonnefoy (av.-propos) et Arnauld Brejon de Lavergnée (éd. scientifique, préface et notes) (annoté 1999, mis à jour 2010), Le Dossier Caravage : Psychologie des attributions et psychologie de l’art, Paris, Flammarion, coll. « Champs. Arts », 2010 (réimpr. 1999) (1re éd. 1959), 714 p., 18 cm (ISBN 978-2-0812-4083-4).


  • (it) Luigi Giuliano de Anna, Michelangelo Merisi detto il Caravaggio e l'Ordine di Malta, Edizioni della Rondine, 2012(ISBN 9526772504, lire en ligne).


  • Sybille Ebert-Schifferer (trad. de l'allemand par Virginie de Bermond et Jean-Léon Muller), Caravage [« Caravaggio. Sehen – Staunen – Glauben »], Paris, éditions Hazan, 2009, 319 p., 32 cm (ISBN 978-2-7541-0399-2).


  • (en) Andrew Graham-Dixon, Caravaggio : a life sacred and profane [« Caravage : une vie sacrée et profane »], Londres, Allen Lane, 2010 (réimpr. 2011), xxviii-514 p., 25 cm (ISBN 978-0-7139-9674-6, présentation en ligne, lire en ligne [EPUB]).


  • Mina Gregori (dir.) (trad. de l'italien par Odile Ménégaux), Caravage [« Caravaggio »], Paris, Éditions Gallimard, 1995, 161 p., 29 cm (ISBN 2-0701-5026-7).


  • (en) Mina Gregori, Luigi Salerno, Richard Spear et al., The Age of Caravaggio, New York, Milan, The Metropolitan Museum of Art et Electa Editrice, 1985, 367 p. (ISBN 0-87099-382-8) : catalogue des expositions du Metropolitan Museum of Art (New York) et du Museo Nazionale di Capodimonte (Naples) en 1985.


  • (en) Jonathan Jones, « Alof de Wignacourt, Caravaggio (c. 1607-08) », sur The Guardian, 2004(consulté le 29 mai 2017).


  • Maurice Maindron, « Le portrait du Grand-Maître Alof de Wignacourt au musée du Louvre, son portrait et ses armes à l'arsenal de Malte », La Revue de l'art ancien et moderne, vol. XXIV, no 136,‎ 10 juillet 1908, p. 241 sq. (lire en ligne). Seconde partie de l'article également accessible en ligne sur Gallica : p. 339 sq.


  • Alfred Moir (trad. de l'anglais par Anne-Marie Soulac), Caravage [« Caravaggio »], Paris, Cercle d'art, coll. « Points cardinaux », 1994 (1re éd. 1983), 40 pl. ; 52 ; 40 p., 31 cm (ISBN 2-7022-0376-0).


  • Catherine R. Puglisi (trad. de l'anglais par Denis-Armand Canal), Caravage [« Caravaggio »], Paris, éditions Phaidon, 2005 (réimpr. 2007) (1re éd. 1998 (en) ; 2005 (fr)), 448 p., 25 cm (ISBN 978-0-7148-9475-1).


  • Gérard-Julien Salvy, Le Caravage, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio biographies » (no 38), 2008, 8 p. hors texte ; 320 p., 18 cm (ISBN 978-2-0703-4131-3).


  • Fabio Scaletti (trad. de l'italien par Denis-Armand Canal), « Catalogue des œuvres originales », dans Claudio Strinati (dir.), Pietro Caiazza, Michele Cuppone, Francesca Curti, Carla Mariani et Veronica La Porta, Caravage, Paris, Éditions Place des Victoires, 2015, 360 p., 36 cm (ISBN 978-2-8099-1314-9), p. 29-209.


  • Sebastian Schütze et Benedikt Taschen (éd. scientifique) (trad. de l'allemand par Michèle Schreyer), Caravage : l'œuvre complète [« Caravaggio. Das vollständige Werk »], Cologne et Paris, Taschen, 2015 (1re éd. 2009 (de)), 306 p., 41 cm (ISBN 978-3-8365-0182-8).



Annexes |



Articles connexes |



  • Liste de peintures de Caravage

  • Alof de Wignacourt



Liens externes |



  • Ressources relatives aux beaux-arts : AGORHA • Atlas • JocondeVoir et modifier les données sur Wikidata


  • Émission d'Art d'Art sur Larousse.fr, 2003.




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